« Le festival ManiFeste consacre Kaija Saariaho »
dans Le monde
- Article de presse
Les quatuors de l’Académie et Pro Quartet
Organisé par l’Ircam et offrant une exposition remarquable à la musique contemporaine, ManiFeste-2019 propose durant un mois une variété de concerts, performances et rencontres rassemblant des figures phares de la scène telles Kaija Saariaho ou Matthias Pintscher, mais également de jeunes talents venus du monde entier pour composer et jouer auprès des grands maîtres. Le temps d’une grande académie musicale ils échangent et construisent la musique de demain, et font vivre ensemble la création contemporaine.
Dans ce cadre l’Ircam organise conjointement avec ProQuartet une série de concerts dans la salle des Nymphéas du musée de l’Orangerie. Le jeune quatuor Acetone for Breakfast -soutenu par le réseau ULYSSES- sera encadré par le Quatuor Béla, qui pendant quatre jours va partager avec eux son expérience lors de master classes et répétitions. La programmation revêt un caractère technologique indéniable : le jeune quatuor va en effet jouer des compositions pour ensemble avec électronique, et l’utilisation du micro pour capter chaque instrument assurera une expérience de concert immersive. Le point d’orgue de la série de concerts consistera en la performance de Nymphea de la compositrice Kaija Saariaho par le Quatuor Béla mais aussi par le jeune ensemble Acetone qui viendra accompagné de son ingénieur du son en charge des effets électroniques en temps réel.
Investissant exceptionnellement la galerie des Nymphéas du Musée de l’Orangerie, ces concerts en lien avec le colloque Spectralismes, qui se tient du 12 au 14 juin, lèvent le voile sur la « pensée spectrale ». Le spectralisme permet d’explorer les variétés de timbre, de temporalité, de nouveaux modes d’expression à de nombreuses esthétiques… qui parfois même n'en connaissent pas l’origine de ces expérimentations.
La pièce musicale
Kaija Saariaho parle en ces termes de son œuvre :
« Je continue dans Nymphea mon approche sur les instruments à cordes entamée dans Lichtbogen et Io, ainsi que le développement de processus musicaux notamment avec l’usage de l’ordinateur et de programmes informatiques spécifiques. Certaines images ont évolué dans mon esprit alors que je composais : l’image d’une structure symétrique d’un nénuphar ; éclosant alors qu’il flotte à la surface de l’eau, se transformant. Différentes interprétations de la même image me sont ensuite apparues : une surface plane avec ses couleurs, ses formes, puis différentes matières qui peuvent être senties, des formes, et enfin un nénuphar blanc, enraciné dans la vase. »
« J’ai utilisé l’ordinateur de différentes manières afin de préparer la matière musicale de la pièce. La base de la structure harmonique de la pièce est fournie dans son intégralité par des sons de violoncelle complexes analysés à l’aide de l’ordinateur. La matière de base en termes de transformations rythmiques et mélodiques est calculée par l’ordinateur, qui convertit graduellement les motifs musicaux, répétant encore et encore le processus. Pour cela j’ai utilisé des sons provenant d’un quartet à cordes émis en situation de concert. »
À l’élargissement du monde sonore de Kaija Saariaho à l’aide de l’électronique s'ajoute le texte (traduit ci-dessous) du poète d'Arseniy Tarkovski, énoncé durant les dernières minutes de Nymphea. Abordant le désir d’inconnu qui anime l’être humain, le thème de la lumière y est régulièrement évoqué, se faisant l’écho des salles où les Nymphéas baignent elles aussi dans « une claire lumière ».
L'été maintenant s'en est allé
Peut-être même ne fut-il jamais.
Il fait doux au soleil.
Mais il doit y avoir autre chose.
Tout n'était qu'éphémère.
La vie s'est posée dans mes mains
Comme une feuille à cinq pétales,
Mais il doit y avoir autre chose.
Aucun bien, aucun mal
Qui n'ait eu raison d'être
Auréolé d'une claire lumière
Mais il doit y avoir autre chose.
La vie m'a recueilli
A l'abri sous son aile,
Toujours la chance me fut fidèle,
Mais il doit y avoir autre chose.
Jamais feuille ne s'est flétrie
Jamais branche ne s'est brisée
Le jour a la clarté du verre,
Mais il doit y avoir autre chose.
Traduit du russe en anglais par Kitty Hunter-Blair, traduit de l’anglais par Dominique Lebeau
La salle des Nymphéas
Œuvre titanesque composée de près de 300 tableaux, le cycle des Nymphéas occupe Claude Monet durant trois décennies, de la fin des années 1890 à sa mort en 1926. Ce cycle inspiré du bassin de sa propriété à Giverny en Normandie aboutit aux grands panneaux offerts à l’État en 1922 et visibles au musée de l’Orangerie depuis 1927.
Deux types de compositions sont définies par l’artiste dès l'origine du cycle. L'un englobe les rives du bassin et leur végétation touffue : ce sont les Bassins aux Nymphéas de 1899-1900, puis des Ponts japonais des dernières années. L'autre joue au contraire sur le vide et ne retient que la nappe d'eau et sa ponctuation de fleurs et de reflets : ce sont les Paysages d'eau (1903-1908), gros plans aux cadrages serrés, organisés par séries, dont chaque pièce se présente comme un fragment.
Si l’idée d’un projet d’ensemble décoratif circulaire germe dès 1897, c’est à partir de l’année 1914 que le peintre consacre toute son énergie à la réalisation de sa « grande décoration ». Celle-ci prend sa forme définitive dans le dispositif de l'Orangerie : une frise panoramique se déployant presque sans rupture et enveloppant le spectateur dans deux salles elliptiques. Pour cette réalisation Monet prévoit les formes, les volumes, la disposition des différents panneaux mais également l’importance primordiale de la lumière du jour. Inondant l’espace de manière zénithale et faisant vivre la peinture au gré du temps, elle renouvelle chaque jour le regard que l’on porte sur les créations tandis que le sujet se dissout dans la lumière ambiante. Les peintures et leur disposition font écho à l’orientation du bâtiment, respectant les teintes des scènes de lever de soleil et de crépuscule matérialisant ainsi la représentation d’un continuum de temps dans l’espace. La rénovation réalisée en 2006 a également permis de restituer l’état d’origine des salles des Nymphéas qui avait été perdu lors de travaux réalisés dans les années 1960 obstruant la lumière naturelle voulue par Monet.
Les 200m2 de toile répartis entre les deux pièces font de l’ensemble une des plus vastes réalisations picturales de la première moitié du vingtième siècle. En s’enroulant tout autour de la salle elles happent le spectateur dans un paysage, donnant selon les termes de Monet « l’illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage ». La lumière glisse entre les branches des saules, les nénuphars et les rides à la surface de l’eau.
L’impressionnisme et la musique : deux champs en dialogue
Le mot nymphéa vient du grec numphé, nymphe, et vient de la mythologie grecque qui attribue la naissance de la fleur à une nymphe qui mourut d’amour pour Hercule. Il s’agit également du terme scientifique désignant le nénuphar blanc.
Trouvant leur inspiration dans cette plante, Kaija Saariaho et Monet inscrivent tous les deux leurs œuvres dans des cycles, et cette démarche les rapproche. Les deux artistes cherchent de nouveaux procédés de représentations qui permettent de se défaire du sujet pour se concentrer sur des éléments choisis. Les mots de Michel Fleury résument parfaitement cette quête d’absolu : « à l’éclatement de la matière dont est faite la composition répond la dissolution du sujet », ainsi dans les deux nymphéas le lien avec le figuratif se fait de plus en plus fin, et disparaît même dans la maîtrise technique. En expérimentant les techniques impressionnistes, Monet s’est fait peintre de la lumière et non plus de l’image, de la même manière Kaija Saariaho, en embrassant la musique spectrale, s’est faite musicienne du son et non de la note.
« Avec cette approche je me réfère particulièrement à l’élargissement du vocabulaire de la couleur du ton d’une corde et le contraste entre des textures délicates, limpides et la collision de masses sonores violentes. »
Les termes employés dans l’analyse de Kaija Saariaho sur son propre travail rappellent également le « chassé-croisé » des expressions employées par les critiques d’art et les critiques musicaux. C’est en 1895 que Paul Souriau fait état dans Le symbolisme des couleurs « de rouges ronflants, de verts criards, de bleus qui chantent, d’une note jaune qui fait tapage, d’harmonies et de dissonances chromatiques » tandis que l’imagerie musicale s’appuyait sur autant de « mirage vaporeux, onde azurée, nuage irisé, nappe dormante, éclat éblouissant, ou de transparente vapeur» pour qualifier ce qui a été qualifié de « musique impressionniste », dont Debussy est aujourd’hui le représentant le plus connu.
Bertrand Drumain