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Enluminer Licht : entretien avec Maxime Pascal

  • Publié le 24 juin 2019

L’Ensemble Le Balcon s’est lancé dans une aventure proprement inédite : monter le monumental cycle opératique Licht (1979-2003) de Karlheinz Stockhausen dans son intégralité. Après Donnerstag en octobre 2018 à l’Opéra-Comique, il en présentera un second volet les 28 et 29 juin prochain, dans le cadre de ManiFeste : Samstag. Le chef Maxime Pascal expose pour nous leur démarche et ce qu’elle suppose.

Monter Licht dans son intégralité n’a jamais été fait dans le cadre d’une même production, pas même par Stockhausen lui-même, puisque Mittwoch et Sonntag ont été créés de manière posthume, sous la houlette de sa Fondation. Les différentes parties de ces deux derniers ouvrages ont certes été créées indépendamment du vivant du compositeur, mais jamais ensemble, en tant qu’opéras – chaque scène de chaque acte de Licht ayant été conçue pour pouvoir aussi être jouée seule. D’où vous est venue l’idée ?

J’ai découvert cette musique il y a une petite dizaine d’années, alors que nous venions de fonder Le Balcon. Je connaissais bien les œuvres antérieures de Stockhausen : Gruppen, Zeitmass, etc. – des pièces qui sont, malgré tout, plus faciles à monter qu’un opéra – mais pas Licht. Et pour cause : le Conservatoire de Paris, où j’étais étudiant, n’en avait ni partition ni enregistrement. Puis j’ai pu assister aux créations scéniques de Sonntag (Dimanche) à Cologne en 2011 et de Mittwoch (Mercredi) à Birmingham en 2012, et j’ai d’emblée été fasciné, par l’aspect pluridisciplinaire notamment. La première partition que j’ai vue, c’est celle d’Examen, que nous avons jouée à l’église Saint-Merry voilà huit ans : c’est la dernière scène du premier acte de Donnerstag (Jeudi), qui voit Michael, le personnage principal du cycle, passer son examen d’entrée au conservatoire. La première chose qui saute aux yeux, c’est l’effectif, pour le moins atypique : piano, trompette, ténor, cor de basset... ainsi qu’un danseur et un mime ! À cela s’ajoute la mise en scène, consignée dans la partition : les gestes des mimes et la chorégraphie sont notés avec autant de précision que les parties instrumentales, de même que les costumes. Je n’avais jamais vu ça !

C’est ainsi que nous avons commencé avec Le Balcon à jouer quelques scènes, principalement extraites de Donnerstag et de Samstag (Samedi). Au bout de quelques années, à force de jouer chaque scène séparément, nous avons eu envie de monter les ouvrages dans leur intégralité. Donnerstag étant celui dont nous avions joué le plus de parties, c’est naturellement celui-ci que nous avons choisi pour débuter, à l’Opéra-Comique – une création française au passage. De fil en aiguille, salles et festivals ont manifesté leur intérêt et nous nous sommes fixé l’objectif de monter tout le cycle, au rythme d’un par an pendant sept ans.

Donnerstag Aus Licht, © Le Balcon

Un par an... Mais pas dans l’ordre puisque vous avez entamé le cycle par le Jeudi et non par le Lundi. Le cycle étant généré et régi par une super-formule, ce choix semble un contresens – comme si on intervertissait les notes d’une série.

C’est juste. Mais il y a plusieurs manières de l’appréhender. Si nous donnons un jour le cycle d’une seule traite, en sept jours, cette approche « théorique », du lundi au dimanche, s’imposera – c’est ainsi que le cycle est conçu musicalement. Mais d’autres ordres peuvent aussi être pertinents, même si l’œuvre n’est pas à proprement parler ouverte.

Pour l’heure, nous avons pris le parti de suivre l’ordre chronologique de composition. Et ce n’est pas par hasard si Stockhausen a écrit d’abord Donnerstag, Samstag et Montag : chacune de ces journées est consacrée exclusivement à chacun des protagonistes du cycle (respectivement Michael, le personnage principal, Lucifer et Ève). Du point de vue dramaturgique, cet ordre paraît donc plus logique : on « présente » chacun des personnages avant de les faire interagir. Ce qu’ils feront dans Dienstag, Freitag et Sonntag (qui mettent aux prises chacun des duos formés par les trois protagonistes) puis dans Mittwoch (qui les réunit tous les trois). De surcroît, Donnerstag « raconte » la genèse de l’œuvre. Il demeure néanmoins une grande question : doit-on terminer par Sonntag qui, non seulement, clôt le cycle du point de vue de la superstructure conçue par Stockhausen, mais est aussi le dernier opéra achevé ? Ou par Mittwoch, qui n’est certes que le pénultième achevé, mais qui met en scène la réconciliation des trois personnages – terminant donc le cycle sur une note de paix ?

Quelle distance peut-on, doit-on, et est-on en droit (vis-à-vis de la famille) de prendre par rapport, justement, à la pensée qu’exprime Stockhausen dans Licht, pensée que l’on a pu percevoir comme sectaire ?

Concernant cette pensée, il convient de replacer la trajectoire de Stockhausen et la réception de son œuvre par ses contemporains dans leur contexte. Le très fort mysticisme de Licht est en totale contradiction avec l’époque dans laquelle il a été créé, d’où le rejet dont il a fait l’objet, et les multiples clichés qui en sont nés. Mais notre société évolue et je suis convaincu que cette musique doit être considérée comme « ouvrant » le XXIe siècle. Le fait que le cycle ait été achevé en 2003 n’est pas anodin à cet égard.

Ainsi, l’image d’un Stockhausen « gourou », mystique naïf qui délire avec ses planètes et ses étoiles, est selon moi un poncif qui appartient au microcosme de la musique contemporaine des années 1980, sans véritables liens avec ce qu’il était réellement. Lorsqu’il compare la composition à la création d’un univers, j’y vois davantage la vision d’un enfant jouant avec ses jouets et imaginant seul dans sa chambre son monde, peuplé de petites créatures qu’il agence à sa guise. C’est exactement ce qu’il fait dans Licht : lui-même l’a écrit, affirmant que ce qu’il y cherche, c’est justement ce désir enfantin de se prendre pour Dieu.

Selon moi, ses élucubrations cosmiques et mystiques n’ont rien d’un délire mégalomane, ce sont bien plus une réponse à la violence du (des) trauma(s) qu’il a subi(s) enfant (la mort du père, de la mère, les horreurs de la guerre). La question de l’enfance est primordiale pour comprendre la musique de Stockhausen : sa naïveté doit être interprétée comme positive. C’est celle de l’enfance qu’il a décidé de préserver, sans toutefois s’y enfermer.

La dimension autobiographique est l’autre aspect délicat de Licht : comment l’approchez-vous ?

Le travail que nous avons fait avec Benjamin Lazar sur Donnerstag était passionnant à cet égard, pas tant pour ses aspects autobiographiques à proprement parler, que par la manière dont l’acte créateur est mis en scène. À cet égard, Licht est une œuvre du vingtième siècle : c’est l’histoire d’un compositeur, d’un créateur, et les éléments autobiographiques y sont évidents, même s’ils ne s’expriment pas ouvertement : Stockhausen ne s’incarne pas uniquement en Michael, il est tous les personnages.

Répétition de Donnerstag Aus Licht, © Le Balcon

Dans un geste psychanalytique ?

En partie. Même si, contrairement à ce qu’on a pu dire, l’œuvre n’est nullement refermée sur son seul compositeur. Bien au contraire, c’est une œuvre ouverte sur le monde. Je comprends que ses affirmations aient pu choquer, notamment lorsqu’il dit qu’il veut « rassembler » et « écrire » les arts du monde. Mais, pour comprendre la musique de Stockhausen, comme celles de Beethoven ou de Debussy, la notion de « point de vue » est pour moi primordiale. De même que la Symphonie Pastorale est selon Beethoven « plutôt expression de la sensation que peinture », Licht donne le point de vue d’un homme allemand, du XXe siècle, au contact des différentes formes d’art qui viennent d’un peu partout (Inde, Japon, Europe, Amériques, etc.). Là encore, la question de l’enfance est essentielle : Stockhausen se met dans la posture d’un enfant, appréhendant le monde qui l’entoure. La notion du point de vue est très forte pour l’enfant, qui a tendance à tout ramener à lui : l’enfant ne comprend pas tout de suite, par exemple, que le soleil a une existence propre... Licht est moins l’œuvre d’un mégalomane égotiste que celle d’un homme de son temps et de son lieu, qui met sa vie et sa perception des arts au service de sa vision artistique. À mes yeux, la force mystique de l’œuvre est une force humaniste ouverte sur l’humain et sur l’art humain: c’est d’une beauté et d’une générosité incroyables.

Abordons à présent des aspects un peu plus pratiques de Licht, à commencer par cette triple incarnation des personnages, par un chanteur, un danseur et un instrumentiste.

Cette triple incarnation génère immédiatement une logique chambriste, unique dans un contexte opératique. Le trio danseur/voix/ instrument devient un groupe de musique de chambre, avec tous les mécanismes internes que cette logique suppose. Les trois artistes doivent travailler ensemble pour élaborer le personnage. Quand ils y sont prêts, ils réagissent comme un et je les dirige comme un également.

Samstag fait exception dans Licht, car la représentation se déroule en deux lieux distincts : l’introduction et les trois premières scènes dans la salle de spectacle et la dernière dans une église.

Je suis d’ailleurs très heureux que nous puissions le faire, car ce sera la première fois que Samstag sera monté ainsi, en « version originale ». Même lors de son unique production scénique, par Stockhausen à la Scala de Milan en 1984, tout s’était déroulé dans le théâtre. Luzifers Abschied qui clôt l’opéra est une cérémonie d’adieu à Lucifer, composée sur Salutatio Virtutum de saint François d’Assise. Destinée lors de sa création aux célébrations des 800 ans de Saint-François dans un monastère d’Assise, la pièce a été imaginée pour un chœur constitué de moines franciscains. L’effectif est très particulier, avec trente-neuf chanteurs dont treize basses, sept trombones, un orgue – et même un oiseau « noir et sauvage » qui doit être libéré à la toute fin. Le cadre d’une église, équipée d’un dispositif de diffusion idoine, est donc bien plus adapté pour accueillir cette cérémonie franciscaine, forcément très dépouillée, chantant l’humilité dans le dénuement. Le public devra donc quitter la Cité de la musique, traverser le parc de la Villette pour gagner à pied l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe. L’effectif n’étant pas le même entre le début et la  fin de l’opéra, les musiciens seront déjà là et tout s’enchaînera avec fluidité.

Vous mentionnez à l’instant un dispositif de diffusion : Samstag est l’un des rares opéras de Licht sans réelle électronique, sans transformation, clavier ou synthétiseur...

Oui. Mais la particularité de Licht est que tout est sonorisé : la projection sonore (des voix comme des instruments) est essentielle et très développée (abordant des notions alors nouvelles de morphing sonore ou d’espace acoustique) : tout est noté sur la partition ! Ce qui correspond au passage à l’ADN du Balcon puisque tous nos concerts font l’objet d’une sonorisation afin de tirer le meilleur profit de l’acoustique d’un lieu eu égard au répertoire qu’on y aborde.

Dans Samstag, s’il n’y a pas d’informatique musicale à proprement parler, la diffusion sonore nécessite un véritable travail, de même que la mise en réseau du son, de la lumière et de la vidéo – à des fins de synchronisation notamment. à mi-chemin entre la réalisation informatique et la régie vidéo, ce travail doit être fait par des personnes qui sont autant techniciennes que musiciennes, et qui connaissent très bien cette musique. Dans La Danse de Lucifer par exemple, troisième scène de Samstag, Lucifer revient à la vie sous la forme d’un visage géant, et ce visage est « incarné » par l’orchestre, à la verticale : chaque pupitre de l’orchestre en figure une partie. Stockhausen avait imaginé une synchronisation entre les groupes instrumentaux et les effets lumières, qu’il avait réalisée avec les moyens du bord. Aujourd’hui, grâce à notre collaboration avec l’Ircam, nous avons pu mettre au point des outils adaptés. Et nous pouvons concrétiser ce dont il rêvait.

Samstag Aus Licht (Kathinkas Gesang - 3. Stadium)

de Stockhausen, 1984

  1. Samstag Aus Licht (Kathinkas Gesang - 3. Stadium) de Stockhausen, 1984

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